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Briefing

L’Autorité souhaite-t-elle vraiment appréhender des opérations de concentration sous les seuils sous l’angle du droit des ententes?

Dans une décision n° 24-D-05 largement commentée, l’Autorité de la concurrence a considéré que des opérations de concentration sous les seuils de contrôle - en l’espèce, 21 cessions de fonds de commerce entre trois sociétés conduisant deux sociétés à se retirer de deux zones géographiques -, ne constituaient pas une entente anticoncurrentielle.

L’Autorité souligne dans son communiqué de presse le caractère inédit de cette décision, précisant qu’il s’agit du premier examen sur le fondement du droit des ententes d’opérations de concentration sous les seuils nationaux de notification, en application de l’arrêt Towercast de la Cour de Justice de l’Union européenne[1] (CJUE).

Dans cet arrêt Towercast, la CJUE avait reconnu aux autorités nationales de concurrence le droit d’appliquer l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), interdisant les abus de position dominante, aux opérations de concentration sous les seuils. Au cours de son raisonnement, la CJUE n’avait pas hésité à viser à plusieurs reprises l’article 101 du TFUE[2], interdisant les ententes, et à rappeler le principe de l’applicabilité directe des dispositions de droit primaire[3], telles que l’article 102 – mais aussi l’article 101.

Ainsi, l’Autorité rend aujourd’hui une décision en demi-teinte : si elle constate que l’« effet direct » s’étend à l’ensemble du droit européen primaire, en ce inclus l’article 101 également, et ne se limite évidemment pas à l’article 102, et qu’elle en tire la conclusion logique qu’une concentration non notifiable peut évidemment être analysée au regard de l’article 101, ce n’est que pour mieux aussitôt encadrer, pour ne pas dire réduire, l’application de l’article 101 à des cas tout à fait exceptionnels : l’objet anticoncurrentiel se trouve de fait limité à ce qui s’apparenterait à une véritable dissimulation d’entente derrière le paravent d’une opération de M&A, c’est-à-dire une forme d’abus de droit. Quant à l’effet anticoncurrentiel, il peut évidemment toujours être analysé… pour autant que des données contemporaines soient disponibles, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

On ne peut que louer l’approche de l’Autorité, qui applique formellement le droit en reconnaissant l’applicabilité de l’article 101, tout en prenant soin de tracer des limites claires afin de ne pas déstabiliser le marché M&A.

Il reste au final le sentiment que l’article 101 est disponible pour analyser des concentrations, mais que ce n’est pas un outil adapté, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels de contournement. A cet égard, cette décision apporte des enseignements intéressants sur les critères appliqués par l’Autorité pour identifier, ou non, une dissimulation d’entente derrière une opération de M&A.

Des conditions très restrictives

En définissant les conditions d’examen des concentrations sous l’angle du droit des ententes, l’Autorité pose des conditions très restrictives qui seront en pratique difficiles à remplir pour les services d’instruction.

Ainsi, l’Autorité écarte d’abord l’existence d’un plan global de répartition géographique du marché détachable des opérations. L’Autorité s’appuie notamment sur le fait que (i) les échanges entre les trois sociétés constituent les discussions préparatoires d’opérations de concentration, (ii) les trois sociétés ont continué à se concurrencer après le début des négociations, et (iii) les accords de cession étaient bilatéraux et ne comportaient pas de composante tripartite[4].

Ensuite, l’Autorité retient l’absence de caractère anticoncurrentiel des accords de concentration, notamment pour les raisons suivantes[5] :

  • les accords (i) mettent en œuvre cinq opérations de concentration distinctes, dont le prix est déterminé en fonction de l’acquisition d’autres actifs de l’acquéreur par le vendeur et (ii) ne comportent pas de dispositions sans lien direct avec la réalisation de l’opération à laquelle ils se rapportent ;
  • les sociétés poursuivent un objectif de restructuration de leur activité pour améliorer leur compétitivité dans un contexte de réduction d’activité liée à la baisse de l’élevage en France et d’augmentation des coûts ;
  • les sociétés ont continué à se concurrencer en négociant le périmètre des cessions afin d’obtenir l’accord le plus avantageux et en réalisant des offensives commerciales réciproques.

Un outil réduit à peau de chagrin ?

En l’absence de plan global de répartition géographique du marché, l’Autorité définit donc un standard de preuve très élevé pour qualifier d’accords anticoncurrentiels des opérations de concentration sous les seuils nationaux de notification.

En réalité, à la lecture du paragraphe 160 de la décision, selon lequel les accords étudiés « constituent donc des mesures de nature structurelle impliquant un transfert définitif des actifs faisant l’objet de l’accord et, par conséquent, des risques afférents à leur exploitation » et qui, à ce titre « diffèrent substantiellement d’accords anticoncurrentiels de nature comportementale qui se substituent au jeu normal de la concurrence et qui, généralement, revêtent un caractère secret et sont assortis de mécanismes de surveillance », il devient clair que l’Autorité a ouvert une porte pour aussitôt la refermer presque entièrement.

En appliquant à la lettre ce paragraphe, le champ d’application de cette nouvelle approche semble pour le moins limité.

Premièrement, il est permis de s’interroger sur la référence à des « mesures de nature structurelle » par opposition aux accords anticoncurrentiels de nature comportementale. Il est en effet rare d’acquérir le contrôle d’une entreprise sans le moindre transfert d’actif. Le principal cas qui vient à l’esprit est l’obtention du contrôle par le biais de relations contractuelles qui, selon l’Autorité, ne se produit néanmoins « que dans des cas très particuliers »[6], par exemple lorsqu’une convention de location-gérance induit une modification structurelle du marché[7].

Deuxièmement, la mention du « caractère secret » des accords anticoncurrentiels et la référence aux « mécanismes de surveillance » restreignent encore le champ d’application du droit des ententes aux opérations de concentration sous les seuils. Les opérations qui font l’objet d’une publicité, par exemple par le biais d’un communiqué de presse après la signature du contrat d’achat d’actions, semblent donc exclues. En outre, il n’est pas évident de cerner ni l’objet ni la forme que pourraient prendre d’éventuels mécanismes de surveillance entre deux entreprises réalisant une opération de concentration.

Lorsque l’on ajoute à cela les autres éléments pris en compte par l’Autorité, tels que l’absence de caractère tripartite des accords de cession et l’objectif d’amélioration de la compétitivité dans un contexte de réduction d’activité du secteur, le standard de preuve établi par l’Autorité pour remettre en cause des opérations de concentration sous les seuils sous l’angle du droit des ententes apparaît bien difficile à remplir.

Cette approche restrictive est d’ailleurs en ligne avec les déclarations du président de l’Autorité Benoît Coeuré à la suite de l’arrêt Towercast, indiquant que l’instrument pouvait « désormais être utilisé, en gardant en tête que ses conditions d’emploi sont restrictives »[8], étant conscient qu’« une procédure ex post présente un risque pour la sécurité juridique des entreprises auquel il faudra être vigilant »[9].

Conclusion

En l’état actuel de la pratique de l’Autorité, les opérations « classiques » bilatérales impliquant des transferts d’actifs, répondant à des objectifs stratégiques et faisant l’objet de déclarations publiques ne semblent donc pas prioritairement visées par l’Autorité, à condition toutefois de ne pas être accompagnées de restrictions de concurrence prohibées, telles que des échanges d’informations commercialement sensibles ou des clauses de non-concurrence excessives.

Cette décision devrait donc rassurer les entreprises qui réalisent des opérations de concentration plutôt que de les inquiéter car, en réalité, ce ne sont pas les opérations de concentration sous les seuils que l’Autorité semble vouloir appréhender, mais plutôt des ententes anticoncurrentielles bien réelles maladroitement déguisées en opérations de concentration.

Il sera intéressant de voir si cette approche pragmatique est confirmée en matière d’abus de position dominante, la Cour d’appel de Paris ayant récemment renvoyé l’affaire Towercast à l’Autorité pour instruction complémentaire, sans manquer de souligner que cette affaire soulève « la question délicate de l’articulation entre les contrôles ex ante et ex post des opérations de concentration sous les seuils » et « une autre question complexe tenant à l’appréciation ex post des effets sur la concurrence d’une opération de concentration » [10].

[1] Arrêt du 16 mars 2023 de la Cour de Justice de l’Union européenne, C-449/21.

[2] Ibid., voir en particulier les paragraphes 39 et 40, selon lesquels le règlement n° 139/2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises « fait partie d’un ensemble législatif visant à mettre en œuvre les articles 101 et 102 TFUE » et « a été adopté sur le fondement de l’article 83 CE (devenu article 103 TFUE), qui a trait aux règlements ou aux directives qui peuvent être pris en vue de l’application des principes figurant aux articles 101 et 102 TFUE ».

[3] Ibid., para. 43.

[4] Décision n° 24-D-05 du 2 mai 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’équarrissage, paras. 111 à 119.

[5] Ibid., paras. 155 à 177.

[6] Lignes directrices de l’Autorité, para. 45.

[7] Ibid., para. 46.

[8] Entretien avec Benoît Coeuré dans la revue Option Droit & Affaires, 6 novembre 2023.

[9] Compte-rendu du Dîner Débat de Concurrences avec Benoît Coeuré le 14 mars 2024.

[10] Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 juin 2024, n° 20/04300, para. 72.